CHAPITRE 42
Quand j’ai eu fini de tout raconter, Roespinoedji a tapé dans ses mains, avec l’air enfantin de ce qu’il n’était pas.
— C’est merveilleux, a-t-il soufflé. Une vraie épopée.
— Arrête un peu.
— Non, vraiment. Notre culture est tellement jeune. À peine un siècle d’histoire planétaire. On a besoin de trucs comme ça.
— Eh bien. (J’ai haussé les épaules en tendant la main vers la bouteille sur la table. Douleur résiduelle dans le coude droit.) Je te donne les droits. Va les vendre au groupe de Lapinee. Ils en feront peut-être un opéra construct.
— Tu peux bien rire. (Ses yeux brillaient de ses rêves d’homme d’affaires.) Mais il y a un marché pour les trucs domestiques comme ça. Presque tout le monde ici est importé de Latimer. Combien de temps peut-on vivre avec les rêves d’un autre ?
J’ai rempli mon verre à moitié.
— Kemp y arrive bien, lui.
— Oh, mais c’est de la politique, ça, Takeshi. Ce n’est pas pareil. Un micmac de néoquellisme et de vieillerie commin, commu… (Il a claqué des doigts.) Allez, tu viens de Harlan. Comment ça s’appelait ?
— Le communitarisme.
— Voilà, ça, là. (Il a secoué la tête.) Ce truc ne tiendra jamais aussi longtemps qu’une bonne histoire héroïque. Production planifiée, égalité sociale, comme un construct d’école primaire. Qui en voudrait, Samedi chéri ? Où est l’intérêt ? Où sont le sang, l’adrénaline ?
J’ai avalé mon whisky à petites gorgées et regardé les toits des hangars de Fouilles 27, jusqu’aux membres anguleux du tapis roulant dans le coucher de soleil. La rumeur récente, à moitié brouillée à mesure qu’elle arrivait sur des écrans calés sur des fréquences illégales. La guerre reprenait dans l’ouest équatorial. Une contre-attaque de Kemp que le Cartel n’avait pas envisagée.
Dommage qu’ils n’aient plus Carrera pour réfléchir à leur place.
J’ai frissonné quand le whisky est descendu. Il brûlait un peu, mais avec politesse et bon esprit. Ce n’était pas la saleté de Sauberville que j’avais descendue avec Luc Deprez, une éternité plus tôt, la semaine dernière. Je n’imaginais pas quelqu’un comme Roespinoedji accepter pareille bibine chez lui.
— Beaucoup de sang, en ce moment, ai-je observé.
— Oui, pour l’instant. Mais c’est la révolution. Pense à la suite. Imagine que Kemp gagne cette guerre ridicule et fasse passer cette histoire de vote. À ton avis, que va-t-il se passer ? Je vais te le dire, moi.
— Évidemment.
— Dans moins d’un an, il signera les mêmes contrats avec le Cartel, dans la même dynamique bénéficiaire. Sinon, ses propres hommes vont, euh, voter pour qu’il quitte Indigo City, et ils signeront eux-mêmes.
— Je ne pense pas qu’il soit du genre à partir discrètement.
— Oui, c’est le problème avec le vote, a dit Roespinoedji. Apparemment. Tu l’as déjà rencontré en personne ?
— Kemp ? Oui, deux ou trois fois.
— Il est comment ?
Comme Isaac. Comme Hand. Comme tous les autres. La même intensité, la même putain de certitude qu’il avait raison. Il avait simplement un rêve différent.
— Grand, ai-je répondu. Il était grand.
— Ah. Oui, bien sûr, ça va de soi.
Je me suis tourné pour regarder le garçon à côté de moi.
— Ça ne t’inquiète jamais, Djoko ? Ce qui va se passer si les kempistes arrivent à gagner cette guerre ?
Il a souri.
— Je doute que leurs assesseurs politiques soient différents de ceux du Cartel. Tout le monde a des appétits. Et puis, avec ce que tu m’as donné, je pense que j’ai une base de négociation suffisante pour racheter ma bonne vieille âme à ce sacré Haut-de-forme lui-même. (Son regard s’est intensifié.) Si nous avons démantelé toutes tes assurances, toutes les données qui devaient se lancer si tu mourais.
— Du calme. Je t’ai dit, je n’ai établi que ces cinq-là. Assez pour que Mandrake les trouve en cherchant un peu, pour qu’il sache qu’il y en avait. C’était tout ce que nous avions le temps de faire.
— Hmm. (Roespinoedji a fait tourner son whisky dans son verre. Le ton calculateur était incongru sur une voix aussi jeune.) Pour ma part, je pense que tu as été dingue de prendre un tel risque. Ce n’était pas assez. Et si Mandrake les avait toutes effacées ?
J’ai haussé les épaules.
— Et alors ? Hand n’aurait jamais pris le risque. Il avait trop à perdre en n’en ratant ne serait-ce qu’une seule. Il valait mieux laisser partir l’argent. C’est l’essence de n’importe quel bluff réussi.
— Oui. Bah, c’est toi le Diplo, hein. (Il a posé la main sur la plaque de technologie des Impacteurs que j’avais mise entre nous sur la table.) Et tu es certain que Mandrake n’a aucune façon de reconnaître cette transmission ?
— Fais-moi confiance. (J’ai souri en m’entendant dire cela.) Système de dissimulation militaire, le top du top. Sans cette petite boîte, on prend la transmission pour des parasites stellaires. Pour Mandrake, pour tout le monde, tu es l’heureux propriétaire d’un vaisseau spatial martien. Édition limitée.
Roespinoedji a rangé la télécommande et a levé les mains.
— C’est bon. Ça suffit. On est d’accord. Ne me rebats pas les oreilles. Un bon vendeur sait quand il peut s’arrêter de bonimenter.
— J’espère juste que tu ne te fous pas de ma gueule.
— Je suis un homme de parole, Takeshi. Après-demain, au plus tard. Ce qu’on peut s’offrir de mieux. (Il a reniflé.) À Landfall, en tout cas.
— Et un technicien pour bien la préparer. Un vrai technicien, pas un naze qui a passé son diplôme dans un virtuel à la noix.
— Drôle d’attitude pour quelqu’un qui compte passer sa prochaine décennie en virtuel. J’ai un diplôme virtuel, tu sais. Administration d’entreprise. Trente cas pratiques en virtuel. Beaucoup mieux que dans le monde réel.
— C’est une façon de parler. Un bon technicien. Ne va pas faire des économies sur mon dos.
— Si tu ne me fais pas confiance, a-t-il dit d’un ton important, pourquoi tu ne vas pas demander à ton amie la pilote de le faire pour toi ?
— Elle regardera. Et elle s’y connaît assez pour reconnaître une erreur.
— J’en suis sûr. Elle paraît très compétente.
J’ai senti ma bouche se tordre devant cet euphémisme. Commandes inconnues, verrouillage paramétré par les Impacteurs pour reprendre le contrôle à chaque manœuvre, et irradiation fatale en phase terminale. Ameli Vongsavath avait tout supporté sans plus qu’un juron lâché de temps à autre entre ses dents serrées. Il lui avait fallu à peine un quart d’heure pour emporter la barge de Dangrek jusqu’aux Fouilles 27.
— Oui. En effet.
— Tu sais, a gloussé Roespinoedji. La nuit dernière, j’ai cru que mon heure était arrivée en voyant les signaux des Impacteurs sur ce monstre. Je n’aurais jamais pensé qu’on pouvait leur voler un transport.
— Ouais. Ça n’a pas été facile, ai-je dit avec un nouveau frisson.
Nous sommes restés un moment à sa petite table, à regarder le soleil glisser sur les montants du tapis roulant. Dans la rue qui bordait l’entrepôt de Roespinoedji, il y avait des enfants qui criaient et qui couraient. En jouant. Leur rire montait jusqu’au patio, sur le toit, comme la fumée d’un feu de plage.
— Tu lui as donné un nom ? a demandé Roespinoedji. À ce vaisseau ?
— Non. Je n’ai pas vraiment eu le temps.
— On dirait bien. Eh bien, maintenant que tu as le temps, une idée ?
J’ai haussé les épaules.
— Le Wardani ?
— Ah. (Il m’a regardé, goguenard.) Et ça lui ferait plaisir ?
J’ai vidé mon verre d’un geste.
— Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?
Elle m’avait à peine parlé depuis que j’avais retraversé la porte. Le fait d’avoir tué Lamont m’avait fait franchir une ligne définitive, pour elle. Ou alors c’était de m’avoir vu infliger une VM à la centaine d’Impacteurs qui jonchaient encore la plage. Elle a refermé la porte avec moins d’expression qu’une enveloppe Syntheta au rabais et nous a suivis, Vongsavath et moi, jusqu’à la Vertu d’Angin Chandra comme un mandroïde. Depuis notre arrivée chez Roespinoedji, elle s’était bouclée dans sa chambre et refusait d’en sortir.
Je n’avais pas envie d’insister. Trop fatigué pour la conversation qu’il faudrait avoir, pas complètement convaincu de son utilité, de toute façon, avant que Roespinoedji ait accepté d’acheter. J’avais d’autres soucis.
Roespinoedji avait accepté d’acheter.
Le lendemain matin, assez tard, j’ai été réveillé par les bruits de l’équipe technique engagée à Landfall, dans un croiseur atterri à l’arrache. Légère gueule de bois après le whisky et le cocktail puissant, et clandestin, d’antirads et d’analgésiques que Roespinoedji m’avait donnés. Je me suis levé pour aller à leur rencontre. Jeunes, classes et sans doute très bons dans leur domaine, ils m’ont tout de suite déplu, tous les deux. Nous avons croisé le fer pour nous présenter, sous l’œil indulgent de Roespinoedji. Mais je perdais clairement ma capacité à inspirer la peur. Leur attitude disait, de bout en bout, qu’est-ce qu’il veut le type malade dans sa combi ? J’ai fini par abandonner pour les mener à la barge où Vongsavath attendait, les bras croisés, avec l’air d’une propriétaire. Les techos ont arrêté de déconner dès qu’ils l’ont vue.
— Laisse, ça ira, m’a-t-elle dit quand j’ai voulu les suivre. Va parler à Tanya. Je crois qu’elle en a besoin.
— De me parler à moi ?
La pilote a haussé les épaules, impatiente.
— À quelqu’un, en tout cas, et je crois que c’est pour ta gueule. Elle ne veut pas me parler.
— Elle est encore dans sa chambre ?
— Elle est sortie (Vongsavath a eu un geste vague vers les édifices qui tenaient lieu de centre-ville à Fouilles 27.) Vas-y. Je surveille les deux gusses.
Je l’ai trouvée une demi-heure plus tard, dans une rue des niveaux supérieurs de la ville, à regarder la façade devant elle. On y voyait un petit morceau d’architecture martienne, ses facettes bleues parfaitement préservées cimentées de chaque côté pour s’intégrer à un mur d’enceinte et une arche. Quelqu’un avait peint à l’illuminum, sur la surface couverte de glyphes : FOURRIÈRE DES DOUANES. Derrière l’arche, le sol en terre battue était jonché de machinerie plus ou moins alignée sur la terre aride, comme quelque récolte improbable. Deux silhouettes en cache-misère farfouillaient de-ci, de-là dans les travées.
Elle a tourné la tête à mon approche. Émaciée, rongée par une colère qu’elle ne pouvait pas abandonner.
— Tu me suis ?
— Pas volontairement. Bien dormi ?
Elle a secoué la tête.
— J’entends encore Sutjiadi.
— Ouais.
Quand le silence est resté trop longtemps en place, j’ai eu un mouvement de tête vers l’arche.
— Tu comptes entrer ?
— Tu te fous… Non, je me suis arrêtée pour…
Et elle a eu un geste d’impuissance vers l’alliage martien peinturluré.
J’ai regardé les glyphes.
— Les instructions de montage d’un moteur plus rapide que la lumière, c’est ça ?
Elle a failli sourire.
— Non. (Elle a tendu les doigts pour caresser les glyphes.) C’est un texte d’école. Une sorte de croisement entre un poème et des conseils de prudence pour les jeunes. Une partie est faite d’équations, pour décoller et planer sans doute. C’est aussi une sorte de graffiti. Ça dit… (Elle a secoué la tête.) Impossible de savoir ce que ça dit. Mais ça, euh, ça promet. L’illumination, une impression d’éternité, rêver l’utilisation de ses ailes avant de pouvoir vraiment voler. Et aller chier avant de voler dans une zone peuplée.
— Tu me fais marcher. Ça ne dit pas ça.
— Si. Tout est lié dans la même séquence d’équations. (Elle s’est détournée.) Ils étaient doués pour intégrer plusieurs choses. Pas beaucoup de compartimentation dans la psyché martienne, d’après ce qu’on a vu.
La démonstration de connaissance paraissait l’avoir épuisée. Sa tête s’est penchée.
— J’allais aux fouilles, a-t-elle dit. Au café que Roespinoedji nous avait montré la dernière fois. Je ne pense pas que mon estomac gardera quoi que ce soit, mais…
— Bien sûr. Je t’accompagne.
Elle a regardé la combi de mobilité, assez évidente sous les vêtements que l’entrepreneur de Fouilles 27 m’avait prêtés.
— Je devrais peut-être me trouver un truc comme ça.
— Ça ne vaut pas le coup, pour le peu de temps qu’il nous reste.
Nous avons gravi la pente.
— Tu es sûr que ça va marcher ? a-t-elle demandé.
— Quoi ? Vendre le plus gros coup archéologique de ces derniers siècles pour le prix d’une boîte à virtuel et un lancement de marché noir ? À ton avis ?
— Je pense que c’est un putain de marchand, et qu’on ne peut pas plus lui faire confiance qu’à Hand.
— Tanya. Ce n’est pas Hand qui nous a vendus aux Impacteurs. Roespinoedji fait l’affaire du millénaire, et il le sait. Il est réglo, sur ce coup-là.
— Bah. C’est toi le Diplo.
Le café était tel que je m’en souvenais, un troupeau de chaises et de tables abandonnées à l’ombre des armatures des fouilles. Un holomenu flottait vaguement au-dessus, et une liste de titres de Lapinee défilait en sourdine depuis les haut-parleurs accrochés à la structure. Les artefacts martiens se dressaient aux alentours sans motif apparent. Nous étions les seuls clients.
Un serveur en phase terminale d’ennui s’est extrait de sa cachette et nous a rejoints à la table, l’air contrarié. J’ai regardé le menu, puis Wardani. Elle a secoué la tête.
— Juste de l’eau, a-t-elle dit. Et des cigarettes, si vous en avez.
— Site Sevens, ou Will to Victory ?
Elle a grimacé.
— Site Sevens.
Le serveur m’a regardé, espérant que je n’allais pas lui gâcher la journée en commandant à manger.
— Vous avez du café ?
Il a opiné.
— J’en veux. Noir, avec du whisky dedans.
Il est reparti en traînant les pieds. J’ai regardé Wardani en levant un sourcil.
— Laisse-le. Ça ne doit pas être rigolo de travailler ici.
— Ça pourrait être pire. Il pourrait être conscrit. Et puis, ai-je ajouté en désignant les artefacts, regarde-moi ce décor. Que demander de plus ?
Un faible sourire.
— Takeshi. (Elle s’est penchée sur la table.) Quand tu auras installé le matériel pour le virtuel, je… je ne viendrai pas avec toi.
J’ai opiné. Je m’y attendais.
— Je suis désolée.
— Pourquoi tu t’excuses ?
— Tu… Tu as fait beaucoup de choses pour moi ces derniers mois. Tu m’as sortie du camp…
— On t’a fait sortir du camp parce qu’on avait besoin de toi. Rappelle-toi.
— J’étais en colère quand j’ai dit ça. Pas contre toi, mais…
— Si, contre moi. Moi, Schneider, et tout ce qui portait un uniforme. (J’ai haussé les épaules.) Je ne t’en veux pas. Tu avais raison. On t’a sortie de là parce qu’on avait besoin de toi. Tu ne me dois rien.
Elle a regardé ses mains, posées sur ses cuisses.
— Tu m’as aidée à me remettre d’aplomb, Takeshi. Je ne voulais pas le reconnaître sur le moment, mais cette récupération de Diplo de merde, ça marche. Je vais mieux. C’est lent, mais au moins c’est dans la bonne direction.
— C’est bien. (J’ai hésité, puis je me suis forcé à le dire.) N’empêche que je l’ai fait parce que j’avais besoin de toi. Ça fait partie du sauvetage. Aucune utilité de te sortir du camp si tu laissais ton âme derrière toi.
Sa bouche a tremblé.
— Mon âme ?
— Désolé, façon de parler. J’ai trop discuté avec Hand. Écoute, ça ne me dérange pas que tu files. Mais j’aimerais juste savoir pourquoi. Par curiosité.
Le serveur est revenu à ce moment-là, et nous nous sommes tus. Il a posé les verres et les cigarettes. Tanya Wardani a ouvert le paquet et m’a proposé une cigarette. J’ai secoué la tête.
— J’arrête. C’est mauvais pour la santé.
Elle a ri presque sans bruit, et en a sorti une du paquet. La fumée est montée quand elle l’a appuyée sur la vignette d’allumage. Le serveur est reparti. J’ai pris une gorgée de café au whisky. Bonne surprise. Wardani a soufflé sa fumée vers l’armature.
— Pourquoi je reste ?
— Pourquoi tu restes ?
Elle a regardé la table.
— Je ne peux pas partir maintenant, Takeshi. Tôt ou tard, ce qu’on a trouvé là-haut va tomber dans le domaine public. On va rouvrir la porte. Ou y emmener un croiseur IP. Ou les deux.
— Oui, tôt ou tard. Mais pour l’instant, il y a une guerre qui gêne un peu.
— Je peux attendre.
— Pourquoi ne pas attendre sur Latimer ? Tu seras plus à l’abri.
— Impossible. Comme tu l’as dit, le temps de transit dans la Chandra devra être d’au moins onze ans. Accélération complète, sans les corrections de trajectoire qu’Ameli devra peut-être faire. Qui sait ce qui se sera passé d’ici onze ans ?
— Déjà, la guerre pourrait être finie.
— La guerre pourrait être finie l’année prochaine, Takeshi. Alors, Roespinoedji va attaquer son investissement, et après ? Je veux être sur place.
— Il y a dix minutes, tu lui faisais autant confiance qu’à Hand. Et maintenant tu veux travailler pour lui ?
— Nous… (Elle a de nouveau regardé ses mains.) Nous en avons discuté ce matin. Il veut bien me cacher jusqu’à ce que les choses se tassent. Me trouver une nouvelle enveloppe. (Elle a eu un sourire docile.) Les maîtres de guilde sont rares dans le coin depuis la guerre. Je dois faire partie de son investissement.
— Sans doute. (Les mots sortaient de ma bouche, mais je ne comprenais toujours pas pourquoi j’essayais tant de la dissuader.) Tu sais que ça ne changera pas grand-chose si les Impacteurs viennent te chercher, hein ?
— Il y a des chances ?
— C’est pos… (J’ai soupiré.) Non, pas vraiment. Carrera doit être sauvegardé dans une station à distance, mais il faudra du temps avant qu’on comprenne qu’il est mort. Encore un peu plus pour obtenir l’autorisation d’envelopper sa sauvegarde. Et même s’il arrive à Dangrek, il n’y aura personne pour lui dire ce qui s’est passé.
Elle a frissonné, détourné le regard.
— Il fallait le faire, Tanya. Il fallait assurer nos arrières. Tu devrais le comprendre mieux que personne.
— Quoi ?
Ses yeux se sont reportés sur moi.
— J’ai dit : tu devrais le comprendre mieux que personne. (J’ai soutenu son regard.) C’est ce que tu as fait la dernière fois. N’est-ce pas ?
Elle a détourné le regard d’un coup. La fumée montait depuis sa cigarette et se perdait au vent. Je me suis penché dans le silence entre nous.
— Ça n’a plus aucune importance. Tu n’as pas la compétence pour nous couler entre ici et Latimer, et une fois là-bas, on ne serait de toute façon jamais revu. Et maintenant, tu ne viens pas avec nous. Mais comme je te l’ai dit, je suis curieux.
Elle a déplacé le bras comme s’il ne lui appartenait pas, a tiré sur sa cigarette et a exhalé mécaniquement. Ses yeux se fixaient sur un objet invisible depuis l’endroit où je me tenais.
— Depuis combien de temps le sais-tu ?
J’ai réfléchi.
— En fait, je dois le savoir depuis qu’on t’a sortie du camp. Rien que je puisse prouver vraiment, mais je savais qu’il y avait un problème. Quelqu’un avait essayé de te faire sortir avant nous. Le commandant du camp a laissé échapper ça entre deux crises d’apathie.
— Ça paraît étrangement animé, pour lui.
— Oui… Et puis il y a eu tes amis à l’étage distraction de Mandrake. Là, j’aurais dû le sentir. Après tout, c’est juste le plus vieux tour de pute au monde. On prend le pigeon, on le mène dans l’allée par la bite, et on le livre au mac.
Elle a sourcillé. J’ai souri.
— Désolé. Façon de parler. Je me sens un peu bête, c’est tout. Dis-moi, le flingue sur ta tempe, il était sérieux, ou c’était du flan ?
— Je ne sais pas. (Elle a secoué la tête.) C’étaient des cadres de la garde révolutionnaire. Les durs de Kemp. Ils ont abattu Deng quand il les a collés d’un peu près. VM, la pile a brûlé et le corps a été vendu en pièces détachées. Ils me l’ont dit pendant qu’ils t’attendaient. Peut-être pour m’effrayer. Je ne sais pas. Ils auraient sans doute préféré m’abattre que me laisser repartir.
— Oui, moi aussi je les ai trouvés convaincants. Mais c’est quand même toi qui les as appelés, non ?
— Oui, a-t-elle dit pour elle-même comme si elle découvrait tout juste la vérité. Oui, c’est moi.
— Tu pourrais me dire pourquoi ?
Elle a fait un petit geste, comme si sa tête tremblait, ou qu’elle frissonnait.
— Bon. Comment, alors ?
Elle s’est reprise et m’a regardé.
— Signal codé. Je l’ai installé quand Jan et toi étiez en train d’étudier Mandrake. Je leur ai dit d’attendre mon signal, j’ai appelé depuis ma chambre dans la tour quand j’étais sûre que nous irions bien à Dangrek. (Un sourire a traversé son visage, mais sa voix restait mécanique.) J’ai commandé de la lingerie. Dans un catalogue. Code de localisation dans les numéros. Basique, quoi.
J’ai opiné.
— Et tu es kempiste depuis le début ?
Elle a bougé sur sa chaise.
— Je ne suis pas d’ici, Kovacs. Je n’ai pas, je n’ai aucun droit d’avoir une opinion politique ici. (Elle m’a lancé un regard furieux.) Mais putain, Kovacs. Cette planète est à eux, non ?
— On dirait une opinion politique.
— Oui, ça doit être génial de n’avoir aucune croyance. (Elle a encore tiré sur sa cigarette, et j’ai vu que sa main tremblait.) Je t’envie, avec ton putain de détachement supérieur.
— Ce n’est pas si difficile Tanya, ai-je dit en essayant de ne pas paraître sur la défensive. Essaie de travailler comme conseiller militaire local pour Joshua Kemp pendant qu’Indigo City est ravagée par la guerre civile autour de toi. Tu te souviens de ces gentils petits systèmes d’inhib que Carrera nous a lancés dessus ? La première fois que je les ai vus sur Sanction IV, c’étaient les gardes de Kemp qui les utilisaient sur des marchands d’artefacts d’Indigo City qui manifestaient contre Kemp. Un an avant le début de la guerre. Au maximum, décharge continue. Aucune pitié pour les classes exploitantes. Après quelques rafles dans les rues, on se détache bien.
— Alors tu as changé de camp.
Le même mépris que j’avais entendu cette nuit-là dans le bar, quand elle avait fait fuir Schneider.
— Pas tout de suite. J’ai pensé assassiner Kemp, un moment. Mais ça n’en valait pas le coup. Un membre de la famille aurait pris sa place, ou un cadre à la con. Et à ce moment-là, la guerre paraissait inévitable, de toute façon. Comme le dit Quell, ces choses-là doivent suivre leur cours hormonal.
— C’est comme ça que tu survis ? a-t-elle murmuré.
— Tanya, c’est ce que je te dis depuis le début.
— Je… (Elle a frissonné.) Je t’ai regardé, Kovacs. Je t’ai regardé à Landfall, dans la fusillade chez le promoteur. Dans la tour de Mandrake. À Dangrek, avec tes propres hommes. Je… j’ai envié ce que tu pouvais faire. Comment peux-tu encore te supporter ?
J’ai trouvé un refuge éphémère dans mon café au whisky. Elle n’a pas eu l’air de remarquer.
— Moi, je ne peux pas. (Un geste de défense, impuissant, et elle a avalé la boule qu’elle avait dans la gorge.) Je ne peux pas me les sortir du crâne. Dhasanapongsakul, Aribowo, tous. La plupart, je ne les ai pas vus mourir. Mais ils… restent. Comment le savais-tu ?
— Tu peux me donner une cigarette, maintenant ?
Elle m’a tendu le paquet sans rien dire. Je me suis occupé à allumer et à inhaler, sans aucun changement notable. Mon système était tellement chamboulé par les dégâts et les médocs de Roespinoedji que le contraire m’aurait étonné. C’était le maigre confort de l’habitude, rien de plus.
— L’intuition diplo ne fonctionne pas comme ça, ai-je expliqué, lentement. Comme je t’ai dit, je savais qu’il y avait un problème. Je ne voulais pas comprendre, c’est tout. Tu… tu fais forte impression, Tanya Wardani. À un certain niveau, je ne voulais pas croire que c’était toi. Même quand tu as saboté la soute.
Elle m’a regardé.
— Vongsavath a dit…
— Oui, elle croit encore que c’était Schneider. Je ne lui ai pas dit le contraire. Moi aussi, j’en étais convaincu quand Schneider s’est enfui. Je ne voulais pas penser que ça pouvait être toi. Quand l’idée de Schneider m’est apparue, je l’ai suivie comme un missile à tête chercheuse. Il y a eu un moment dans le hangar où je l’ai compris, lui. Tu sais ce que ça m’a fait ? J’étais soulagé. J’avais ma solution, et je n’avais plus à me demander qui d’autre était dans le coup. Au temps pour le détachement, hein ?
Elle n’a rien dit.
— Mais il y a tout un tas de raisons pour lesquelles Schneider ne pouvait pas avoir tout fait. Et le conditionnement diplo a continué à les ressasser jusqu’à ce que je ne puisse plus les ignorer.
— Comme quoi ?
— Comme ça.
J’ai pris dans ma poche une petite spirale de données. La membrane s’est posée sur la table et des taches de lumière se sont installées dans la spirale projetée.
— Dégage cet espace pour moi.
Elle m’a regardé étrangement, puis s’est penchée et a repoussé les affichages dans le coin supérieur gauche de la spirale. Le geste s’est reproduit en écho dans ma tête, les heures où je l’avais regardée travailler sur ses propres moniteurs. J’ai hoché la tête, souri.
— Intéressant, comme façon de faire. La plupart du temps, on aplatit contre la surface. C’est plus définitif. Plus satisfaisant, sans doute. Mais pas toi. Toi, tu ranges vers le haut.
— Wycinski. C’est lui qui fait ça.
— C’est là que tu as pris l’habitude ?
— Je ne sais pas. (Haussement d’épaules.) Sans doute.
— Tu n’es pas Wycinski, quand même ?
Elle a ri brièvement.
— Non, non. J’ai travaillé avec lui sur Bradbury, et sur Nkrumah, mais j’ai la moitié de son âge. Pourquoi irais-tu imaginer cela ?
— Je ne sais pas. Ça vient de me traverser l’esprit. Tu sais, cette virtualité cybersexe. Il y avait beaucoup de tendances masculines dans ce que tu te faisais. Je me demandais, c’est tout… Qui sait mieux qu’un homme ce qui fera réagir un homme ?
Elle m’a souri.
— Tout faux, Takeshi. Pour savoir ce qui fera réagir un homme, il faut être une femme.
Un court instant, une certaine chaleur s’est nouée entre nous, disparaissant à peine apparue. Son sourire s’est éteint.
— Alors, tu disais ?
J’ai indiqué la spirale de données.
— C’est le motif que tu laisses quand tu éteins. C’est le motif que tu as laissé dans la spirale de la cabine du chalutier. Sans doute après avoir refermé la porte au nez de Dhasanapongsakul et de ses collègues, et après avoir éliminé les deux du chalutier et les avoir balancés dans les filets. Je l’ai vu le lendemain, après la fête. Sur le coup, je n’ai rien remarqué, mais c’est ça, un Diplo. On accumule les petits détails jusqu’à ce qu’ils prennent un sens.
Elle regardait la spirale avec attention, mais je l’ai vue frissonner en entendant le nom de Dhasanapongsakul.
— Une fois que j’ai commencé à chercher, il y avait d’autres choses. Les grenades à corrosion dans la soute. Certes, il fallait Schneider pour éteindre les moniteurs de bord de la Nagini, mais tu le baisais. Une vieille flamme. Tu n’as pas dû avoir grand mal à le convaincre, comme pour moi chez Mandrake. Au début, ça ne collait pas, parce que tu insistais tellement pour qu’on mette la bouée à bord. Pourquoi essayer de les mettre toutes HS si c’était pour travailler si dur à installer la dernière ?
Elle a hoché la tête, mécanique. Elle essayait encore de gérer Dhasanapongsakul. Je parlais dans le vide.
— Ça n’avait aucun sens. Enfin, jusqu’à ce que je comprenne que tu n’avais pas seulement déglingué les bouées. Mais aussi les ID&E. Comme ça, personne ne pouvait mettre Dhasanapongsakul ou les autres en virtuel pour apprendre ce qui s’était passé. Bien sûr, on finirait par les ramener à Landfall, et là on saurait. Mais bon. Tu ne comptais pas qu’on rentre, n’est-ce pas ?
En entendant ça, elle est revenue à moi. Un regard hagard derrière le rideau de fumée.
— Tu sais quand j’ai compris tout ça ? (J’ai tiré une grande bouffée de ma cigarette.) En nageant pour revenir à la porte. J’étais à peu près convaincu qu’elle serait refermée, le temps que j’y arrive. Je ne savais pas trop pourquoi, mais ça s’est mis en place peu à peu. Ils avaient traversé la porte, et la porte s’était refermée sur eux. Pourquoi ? Et comment ce pauvre Dhasanapongsakul se serait-il retrouvé de l’autre côté avec un T-shirt déplorable ? Puis je me suis rappelé la chute d’eau.
Elle a cligné des yeux.
— La chute d’eau ?
— Oui. N’importe quel humain normal, postcoïtal, m’aurait poussé dans l’eau et aurait ri. Moi, c’est ce que j’aurais fait. Au lieu de ça, tu t’es mise à pleurer. (J’ai examiné le bout de ma cigarette comme s’il m’intéressait.) Tu étais devant la porte avec Dhasanapongsakul et tu l’as poussé. Puis tu as refermé la porte. Il ne faut pas deux heures pour ça, hein Tanya ?
— Non, a-t-elle murmuré.
— Tu pensais déjà qu’il faudrait peut-être me faire la même chose ? Déjà, à la chute d’eau.
— Je… (Elle a secoué la tête.) Je ne sais pas.
— Comment as-tu tué les deux du chalutier ?
— Au sonneur. Puis dans les filets. Ils se sont noyés avant de se réveiller. Je… (Elle s’est raclé la gorge.) Après, je les ai remontés. Je ne sais pas, je comptais sans doute les enterrer ailleurs. Ou attendre quelques jours, les lancer par la porte si j’arrivais à la rouvrir. J’ai paniqué. Je ne supportais plus d’être là, à me demander si Aribowo ou Weng pourraient ouvrir la porte avant que leur oxygène s’épuise.
Elle m’a regardé d’un air de défi.
— Je n’y croyais pas vraiment. Je suis archéologue. Je sais comment… (Elle s’est tue un moment.) Même moi, je n’aurais pas pu la rouvrir à temps pour les sauver. C’était juste. La porte. Ce qu’elle représentait. Assise là, sur le chalutier, en sachant qu’ils étaient de l’autre côté. De ce truc. À étouffer. Des millions de kilomètres au-dessus de moi, et pourtant juste en face, dans la caverne. Si près. Comme un truc immense qui m’attendrait.
J’ai opiné. Sur la plage, à Dangrek, j’avais parlé à Wardani et Vongsavath des corps que j’avais retrouvés pris dans la substance du vaisseau martien pendant que Carrera et moi nous pourchassions sur la coque. Mais je ne leur avais pas parlé de ma dernière demi-heure dans le vaisseau. Ce que j’avais vu et entendu en sortant d’un pas chancelant du hangar, l’impulseur de Carrera sur les épaules. Ce que j’avais senti nager à côté de moi jusqu’à la porte. Au bout d’un moment, ma vision s’était réduite à cette tache de lumière en orbite dans les ténèbres, et je ne voulais plus tourner la tête de peur de ce que j’y verrais, qui me tendait sa main griffue. J’ai plongé vers la lumière à peine capable de croire qu’elle était encore là, terrifié qu’à tout moment elle se referme et me laisse seul dans le noir.
Hallucination de tétrameth, m’étais-je dit par la suite, et il faudrait bien que j’y croie.
— Et pourquoi tu n’as pas pris le chalutier ?
Elle a encore secoué la tête et éteint sa cigarette.
— J’ai paniqué. J’ai pris la pile des deux dans le filet, et j’ai simplement… (Elle a frissonné.) On aurait dit que quelque chose me regardait. Je les ai remis à la mer, ai jeté les deux piles aussi loin que possible. Et j’ai fui. Je n’ai même pas essayé de faire exploser la caverne ou de couvrir mes traces. Je suis rentrée à Sauberville à pied. (Dans sa voix, un changement indéfinissable.) Sur les derniers kilomètres, un type m’a prise en stop. Dans une voiture de surface. Un jeune, avec quelques gamins qu’il ramenait d’une sortie de deltagrav. Ils doivent tous être morts, maintenant.
— Oui.
— Je… Sauberville n’était pas assez loin. J’ai fui vers le sud. J’étais aux abords de Bootkinaree quand le Protectorat a signé les accords. Les forces du Cartel m’ont cueillie avec une colonne de réfugiés. M’ont collée au camp avec les autres. Sur le coup, ça me paraissait presque juste.
Elle a sorti avec difficulté une nouvelle cigarette et l’a coincée entre ses lèvres. Elle m’a regardée en biais.
— Ça te fait rire ?
— Non. (J’ai fini mon café.) Mais j’ai quand même une question. Pourquoi Bootkinaree ? Pourquoi ne pas rentrer sur Indigo City ? Puisque tu étais sympathisante kempiste et tout ça…
Elle a grimacé.
— Je ne pense pas que les kempistes auraient été contents de me voir, Takeshi. Je venais de tuer toute leur expédition. Ça aurait été un peu difficile à expliquer.
— Des kempistes ?
— Ouais. (Sa voix était nerveuse, mais amusée.) À ton avis, qui a financé l’expédition ? Équipement de vide, de forage et de construction, les unités analogues et le système de traitement des données pour la porte. Allez, Takeshi. On était à la veille de la guerre. D’où tu crois que ça venait ? Qui est allé effacer la porte des archives de Landfall ?
— Comme je te l’ai dit, ai-je murmuré, je n’avais pas envie d’y penser. Alors c’était un groupe de kempistes. Alors pourquoi les avoir descendus ?
— Je ne sais pas. On aurait dit… Je ne sais pas, Kovacs.
— Admettons.
J’ai écrasé ma cigarette, résisté à l’envie d’en fumer une deuxième, puis l’ai prise quand même. J’ai regardé Tanya et j’ai attendu.
— C’est… (Elle s’est arrêtée, a secoué la tête et a repris, avec une prudence exaspérée.) Je croyais que j’étais avec eux. C’était logique. Nous étions tous d’accord. Entre les mains de Kemp, le vaisseau serait un argument de poids face au Cartel. Ça aurait pu nous faire gagner la guerre. Sans verser de sang.
— Oh-oh.
— Puis nous avons découvert que c’était un navire de guerre. Aribowo a trouvé une batterie d’armes près de la proue. Assez évidente. Puis une autre. (Elle s’est arrêtée pour boire une gorgée d’eau, et se racler la gorge.) Ils ont changé. Presque d’un coup. Tous, même Aribowo. Elle était tellement… on aurait dit des possédés. Comme s’ils étaient sous la coupe d’une intelligence d’expéria d’horreur. Comme si quelque chose avait traversé cette porte et…
Une autre grimace.
— Je ne devais pas le connaître si bien que ça. Les deux du chalutier, c’étaient des cadres. Je ne les connaissais pas du tout. Mais ils étaient tous pareils. Ils parlaient de ce qu’on pourrait en faire. Du besoin qu’on en avait. Vaporiser Landfall depuis orbite. Allumer les réacteurs du vaisseau, sans doute des plus rapides que la lumière, pour aller faire la guerre sur Latimer. Et ici. Bombardement planétaire. Latimer City, Portausaint, Soufrière. Tout raser, comme Sauberville, jusqu’à ce que le Protectorat capitule.
— Ils auraient pu ?
— Peut-être. Les systèmes de Nkrumah sont assez simples, une fois qu’on les a compris. Si le vaisseau y ressemblait… (Haussement d’épaules.) Ce n’était pas le cas. Mais on l’ignorait, à l’époque. Ils pensaient pouvoir le contrôler. Rien d’autre n’importait. Ils ne voulaient plus négocier. Ils voulaient une machine de guerre. Et je la leur avais donnée. Ils se réjouissaient de la mort de millions de personnes, comme une bonne blague. Ils en parlaient la nuit en buvant. Ils chantaient leurs putains de chants révolutionnaires. Et justifiaient le tout avec de la rhétorique à deux sous. Toutes les conneries qu’on entend sur les canaux du gouvernement, révisées et retournées. Tout cela pour justifier l’utilisation d’une machine pour des massacres planétaires. Et c’est moi qui la leur avais donnée. Sans moi, je pense qu’ils n’auraient pas pu rouvrir la porte. C’étaient des Gratteurs. Ils avaient besoin de moi. Ils ne trouveraient personne, tous les maîtres de guilde étaient déjà repartis vers Latimer en porteurs cryocap, bien avant tout le monde. Ou alors ils étaient à Landfall, à attendre leur hyperinjection payée par la Guilde. Weng et Aribowo sont venus me chercher à Indigo City. Ils m’ont suppliée de les aider. Et je l’ai fait. Je leur ai donné le vaisseau.
Son visage était presque implorant quand elle s’est tournée vers moi.
— Mais tu l’as repris, lui ai-je dit d’un ton apaisant.
Sa main s’est tendue sur la table. Je l’ai prise dans la mienne, et l’ai tenue un moment.
— Tu comptais nous faire la même chose ? ai-je demandé quand elle a paru calmée.
Elle a essayé de retirer sa main, mais je ne l’ai pas lâchée.
— Peu importe, à présent, ai-je dit en insistant. Ces choses sont faites, et maintenant, il suffira de vivre avec. C’est ça, le secret, Tanya. Admets-le, si c’est vrai. Accepte-le, même si tu ne veux pas me le dire.
Une larme a perlé sur le visage fermé qui me faisait face.
— Je ne sais pas, a-t-elle chuchoté. Je me contentais de survivre.
— C’est déjà bien, ai-je répondu.
Nous sommes restés main dans la main jusqu’à ce que le serveur, sur un coup de tête contre nature, vienne voir si nous voulions autre chose.
Plus tard, en rentrant par les rues de Fouilles 27, nous sommes repassés devant le même ferrailleur, et le même artefact martien pris dans le ciment. Une image a flotté à mon esprit, l’agonie figée des Martiens, noyés et prisonniers dans les bulles sur leur vaisseau. Par milliers, tendus vers l’horizon sombre de leur vaisseau. Une nation d’anges noyés, battant des ailes en un dernier effort dément pour échapper à la catastrophe qui avait terrassé le vaisseau en plein engagement.
J’ai regardé Tanya en biais, et j’ai su avec autant de certitude qu’un rush d’empathine qu’elle voyait la même image.
— Pourvu qu’il ne vienne pas ici, a-t-elle murmuré.
— Pardon ?
— Wycinski. Quand la nouvelle éclatera, il… Il voudra voir ça. Je pense que ça le détruirait.
— On le laisserait venir ?
Elle a haussé les épaules.
— Difficile de l’en empêcher s’il y tient vraiment. On l’a envoyé avec une pension à ne rien faire sur Bradbury depuis un siècle, mais il a encore quelques amis silencieux dans la Guilde. Il en impose toujours assez pour cela. Et certains se sentent encore coupables de la façon dont on l’a traité. Quelqu’un se débrouillera pour qu’il puisse venir, une hyperinjection au moins jusqu’à Latimer. Après cela, il est encore assez riche, à titre privé, pour faire le reste du trajet tout seul. (Elle a secoué la tête.) Mais ça va le tuer. Ses précieux Martiens, qui combattaient et qui sont morts en cohortes comme les humains. Une fosse commune, un trésor planétaire, condensés en machine de guerre. Cela détruit tout ce que nous voulions croire à leur sujet. Quelle déchéance.
— Eh bien, une souche de prédateurs…
— Je sais. Les prédateurs doivent être plus intelligents, ils finissent par dominer, ils développent une civilisation et partent vers les étoiles. Toujours la même chanson.
— Toujours le même univers, ai-je rappelé avec douceur.
— Mais seulement…
— Au moins ils ne se battaient plus entre eux. Tu l’as dit toi-même, l’autre vaisseau n’était pas martien.
— Ouais, je ne sais pas. Il n’en avait pas l’air. Mais est-ce que ça vaut vraiment mieux ? Unifiez votre race pour pouvoir en dérouiller une autre. Ils ne pouvaient pas dépasser ça ?
— Apparemment, non.
Elle n’écoutait pas. Elle regardait l’artefact.
— Ils devaient savoir qu’ils allaient mourir. Ça devait être instinctif, essayer de s’enfuir. Comme courir quand une bombe explose. Comme lever la main pour arrêter une balle.
— Et ensuite ? La coque a fondu ?
Elle a secoué la tête de nouveau, lentement.
— Je ne sais pas. Je ne pense pas. J’y ai réfléchi. Les armes que nous avons vues, elles avaient l’air plus basiques que ça. Elles changeaient la… je ne sais pas, la longueur d’onde de la matière ? Un truc hyperdimensionnel ? En dehors de l’espace 3D. C’est l’impression que j’ai eue. Je pense que la coque a disparu, qu’ils se sont retrouvés dans l’espace, encore vivants parce que le vaisseau était encore là, d’une certaine façon, mais sachant qu’il allait bientôt disparaître. Je pense que c’est là qu’ils se sont envolés.
J’ai frissonné en me remémorant l’image.
— Ça devait être une attaque plus lourde que celle que nous avons vue, a-t-elle continué. Ce que nous avons vu devait en être très loin.
J’ai grogné.
— Oui, les systèmes automatiques ont eu cent mille ans pour y travailler. On peut se dire qu’ils ont compris comment lutter, maintenant. Tu as entendu ce que Hand a dit, juste avant que ça devienne vraiment dur ?
— Non.
— Il a dit : « C’est ça qui a tué les autres. » Celui que nous avons trouvé dans les couloirs, mais il parlait aussi des autres. Weng, Aribowo, le reste de l’équipe. C’est pour ça qu’ils sont restés dehors jusqu’à ce que leur oxygène s’épuise. Ça leur est arrivé aussi, non ?
Elle s’est arrêtée de marcher pour se tourner vers moi.
— Écoute, si c’est bien le cas…
— Oui, c’est ce que je me suis dit aussi, ai-je opiné.
— Nous avons calculé le cométaire. Les compteurs de glyphes et nos propres instruments, juste pour être sûrs. Tous les douze cents ans standard, plus ou moins. Si c’est aussi arrivé à Aribowo et son équipe, alors…
— Alors il y a une autre intersection un peu trop dangereuse, avec un autre navire de guerre. Entre douze et dix-huit mois plus tôt, et qui sait quel genre d’orbite il peut avoir.
— Statistiquement…
— Ouais. Toi aussi, c’est ce que tu te dis… Parce que statistiquement, les chances que deux expéditions, à dix-huit mois d’écart, aient toutes les deux la malchance de tomber sur une intersection cométaire comme ça, en plein espace…
— Astronomique…
— Et encore, tu es gentille. C’est quasiment impossible.
— Sauf…
J’ai encore hoché la tête et souri. Je la voyais puiser de nouvelles forces dans le courant de sa pensée.
— Sauf s’il reste tellement de saloperies en orbite que c’est une occurrence assez fréquente. Sauf, en d’autres termes, si on se trouve face aux restes verrouillés d’un accrochement naval à l’échelle du système.
— On l’aurait vu, a-t-elle dit d’un ton incrédule. On aurait quand même fini par s’en rendre compte.
— J’en doute. Il y a beaucoup d’espace, autour de nous. Et même une coque de cinquante kilomètres, c’est assez petit pour un astéroïde. Et puis, on ne cherchait pas. Depuis que nous sommes arrivés ici, nous restons le nez dans le sol, à fouiller dans les déchets archéologiques pour trouver des miettes à vendre. Retour sur investissement. C’est tout ce qui les intéresse, à Landfall. On a oublié comment regarder ailleurs.
Elle a ri.
— Et vous, vous n’êtes pas Wycinski, quand même, Kovacs ? On s’y tromperait, parfois.
J’ai souri à mon tour.
— Non, moi non plus je ne suis pas Wycinski.
Le téléphone prêté par Roespinoedji a vibré dans ma poche. Je l’ai sorti, sourcillant à la façon dont mon coude brisé a raclé sur lui-même.
— Oui ?
— Vongsavath. Ils ont fini. On peut partir ce soir, si ça te dit.
J’ai regardé Wardani et j’ai soupiré.
— Oui, ça me dit. Je te rejoins dans quelques minutes.
J’ai rempoché le téléphone et j’ai repris mon chemin. Wardani a suivi.
— Eh.
— Oui ?
— Ce truc, sur le fait de regarder en l’air ? Ne pas farfouiller dans la terre ? D’où ça venait, tout d’un coup, monsieur pas-Wycinski ?
— Je ne sais pas. Harlan, peut-être. C’est le seul endroit du Protectorat où on a tendance à lever les yeux quand on pense aux Martiens. Oh, nous aussi on a des sites de fouilles. Mais on n’oublie jamais les Orbitales. Elles sont là, au-dessus de vous, chaque jour de votre vie, elles tournent sans fin, comme des anges aux épées de feu et au caractère bougon. Elles font partie du ciel nocturne. Ce truc, tout ce qu’on a trouvé ici, ça ne me surprend pas des tonnes. Il était temps.
— Oui.
L’énergie que j’avais vue lui revenir était encore dans sa voix, et j’ai su alors qu’elle s’en tirerait. À un moment, j’avais cru qu’elle restait non pas pour ce qu’elle m’avait dit, mais parce que cet ancrage, cette interruption de vie, le temps que la guerre s’achève, lui servait de châtiment auto-infligé. Mais l’enthousiasme dans sa voix me suffisait.
Elle irait très bien.
C’était comme le terme d’un long voyage. Un voyage ensemble, commencé avec le contact intime des techniques diplo pour la réparation psychique, dans une navette volée de l’autre côté du monde.
On aurait dit une croûte qui s’arrachait enfin d’une coupure cicatrisée.
— Encore une chose, ai-je repris.
Nous arrivions dans la rue qui serpentait dans la poussière jusqu’au petit terrain d’atterrissage de Fouilles 27. Devant nous, les tourbillons couleur poussière du champ de camouflage de la barge Impacteur. Nous nous sommes arrêtés pour la regarder.
— Oui ?
— Qu’est-ce que je fais de ta part de l’argent ?
Elle a ri, et on aurait dit un vrai rire.
— Tu me l’envoies en diff. Onze ans, tu as dit ? Ça me fera une perspective d’avenir.
— Ça marche.
En dessous, sur le terrain d’atterrissage, Ameli Vongsavath est sortie abruptement du champ de camouflage et nous a regardés, une main en visière. J’ai fait un signe de la main. Puis je me suis dirigé vers la barge et notre long voyage.